« Frères, j’aimerais vous voir libres de tout souci. Celui qui n’est pas marié a le souci des affaires du Seigneur, il cherche comment plaire au Seigneur ».
Notre société n’est déjà pas tellement favorable au mariage : entre ses extensions récentes qui nient son ancrage naturel dans l’altérité sexuelle ouverte sur le don de la vie, la facilitation extrême du divorce, la promotion publique de l’infidélité, tout semble aller à l’encontre de la vision chrétienne du mariage. Et voilà que saint Paul en remet une couche : la semaine dernière, il incitait ceux qui ont une femme à vivre comme s’ils n’en avaient pas, et aujourd’hui il semble nous inviter à fuir à tout prix les soucis du mariage, comme s’ils étaient un empêchement à une vie avec Dieu et pour Dieu, à une sainteté authentique. Saint Paul nous souhaite-t-il tous célibataires et libres de tout souci ? Serait-il le premier promoteur de l’esprit de soixante-huit et du slogan « jouissons sans entraves » ? Saint Paul nous met en garde contre une telle interprétation de ses propos : « C’est dans votre intérêt que je dis cela ; ce n’est pas pour vous tendre un piège, mais pour vous proposer ce qui est bien, afin que vous soyez attachés au Seigneur sans partage ». Il veut nous proposer ce qui est bien, et pour cela, il identifie un risque qui, en réalité, concerne aussi bien les personnes mariées que les célibataires. S’il n’évoque pas ici le célibat c’est probablement pour des raisons contextuelles : dans la Corinthe du premier siècle, dans les cercles païens comme les milieux juifs, c’est le célibat qui est hautement déconsidéré. Sans doute l’Apôtre ne veut-il pas en rajouter au mépris ambiant du célibat (qui est d’ailleurs le sien), et il se consacre donc aux personnes mariées qui constituent d’ailleurs probablement l’immense majorité de son auditoire. Quel est ce bien qu’il veut leur proposer ? C’est d’être « attaché au Seigneur sans partage ». Le piège qu’il veut leur éviter, c’est que le souci des affaires du monde rogne sur l’attachement à Dieu, vienne le partager et amoindrir sa dimension totale, complète. Et saint Paul n’ignore pas que ce piège concerne aussi les célibataires, dont il fait partie : il ne suffit pas d’être célibataire pour être, du même coup, entièrement et totalement consacré à Dieu, pas plus d’ailleurs qu’il suffirait d’être marié pour en être détourné.
Ce dont il est question ici, en réalité, c’est de la manière dont nos engagements terrestres, dont nos relations humaines, qu’elles soient amoureuses, conjugales, amicales, s’articulent avec notre relation à Dieu. Que nous soyons mariés ou célibataires, nous courrons le risque de vouloir « partager » notre amour entre Dieu et le reste. Le risque est que notre cœur soit comme en garde alternée : le dimanche et quand nous prions, il est à Dieu ; le reste du temps il est à notre époux ou notre épouse, à nos enfants, ou encore à nos amis, à notre travail, à nous-mêmes parfois. Or Saint Paul veut pour nous un attachement au Seigneur « sans partage ».
Notre relation à Dieu n’est pas sur le même plan que nos autres relations : notre amour pour Dieu peut et doit même coexister avec nos autres amours. Il le peut car nous n’aimons pas moins Dieu quand nous aimons quelqu’un d’autre en vérité. Il le doit, car cela est même la condition nécessaire pour que ces autres amours n’entrent pas dans un enfermement stérile et malsain. Si Dieu est amour, s’il est la source de tout amour, alors lui redonner sa place légitime, c’est-à-dire la première, dans nos relations, c’est nous assurer aussi bien de la vérité de notre amour pour Dieu et de la vérité de notre amour humain, conjugal, amical, amoureux. Comme le dit Timothy Radcliffe : « plutôt que de considérer nos amours comme étant en concurrence avec Dieu, soyons conscients qu’ils lui laissent de la place où il peut dresser sa tente […]. Si vous fuyez l’amour, vous ne saurez jamais combien Dieu est aimable ; mais si vous ne laissez pas Dieu entrer dans cet amour et ne lui en faites pas les honneurs, alors vous ne connaîtrez pas non plus le mystère de cet amour. Si nous séparons notre amour de Dieu et notre amour des personnes, les deux se rempliront d’amertume et deviendront malsains. C’est cela que signifie “mener une double vie” ».
Pour éviter cette double vie, pour maintenir Dieu comme le cœur vivant de toutes nos relations, qu’elles soient conjugales, amicales, amoureuses, pastorales, professionnelles, trois points pratiques :
– Retrouver la compréhension de la chasteté : pour citer le frère Adrien Candiard, un autre dominicain, « Je ne sais combien de siècles de pudibonderie sotte il a fallu pour transformer ce mot, par un malentendu tragique, en repoussoir absolu, synonyme un peu moyenâgeux d’inhibition sexuelle et de naïveté ridicule ». La chasteté, ce n’est pas l’absence de relation sexuelle : elle consiste à n’aimer, dans l’autre, rien d’autre que lui-même, à l’aimer pour ce qu’il est, et non pas pour ce qu’il m’apporte. « Il y a des manières d’aimer qui sont des manières de dévorer – comme quand on dit qu’on aime la viande, ou le chocolat ». L’amour chaste est un amour qui ne met pas la main sur l’autre : c’est est un effort pour maintenir, entre moi et celui ou celle que j’aime, une distance irréductible qui le laisse exister pour lui-même, qui ne fait pas de l’être aimé un objet possédé que j’utilise pour satisfaire mes besoins quels qu’ils soient. Cette distance respectueuse de l’autre dans son altérité, c’est aussi la distance qui permet à Dieu d’être présent dans cet amour, d’y avoir la première place.
– Pour travailler cette vertu de chasteté, il nous faut apprendre à être seul : nous rêvons parfois d’une intimité magnifique et totale avec celui ou celle qui n’aurait plus de secret pour nous, d’une communion pure totale où ne subsisterait aucune frontière. Le poète autrichien Rilke, explique au contraire que la vraie intimité, conjugale, amoureuse ou amicale, exige la reconnaissance de la solitude de l’autre qui doit demeurer : « Un bon mariage est celui dans lequel chacun fait de l’autre le gardien de sa solitude et lui accorde cette confiance, la plus grande qu’il soit possible de montrer ». Dieu seul peut nous apporter la satisfaction totale de nos désirs, Dieu seul comblera vraiment notre cœur. Apprendre à être seul, c’est voir, dans l’angoisse qui nous prend parfois devant notre solitude l’ampleur infini de notre désir de communion et d’intimité, qui nous révèle en creux notre vacuité. Si je sais être seul, je sais apprivoiser ce vide que je constate en moi, et y voir, non pas un néant
effrayant, mais l’ouverture à la relation avec celui qui seul peut me combler vraiment. Je comprends alors que celui ou celle que j’aime ne peut combler totalement ma solitude et, peut-être plus important, je comprends que ce n’est pas moi qui comblerai la sienne. Et alors je puis être avec l’autre, mon époux, mon épouse, mon ami, sans le considérer comme un bouche-trou par lequel je tenterai vainement de combler cet abîme en moi.
– Prier ensemble : ce n’est pas toujours facile de prier en couple, ou entre amis, entre amoureux. C’est comme l’interaction de deux intimités que nous pensons trop souvent en concurrence. Mais faire intervenir, par la prière, Dieu dans nos relations humains, c’est nous rappeler qu’il est la source de tout amour, et c’est le replacer au centre de cet amour. Un des plus grands traités sur l’Amitié chrétienne a été écrit par Aelred de Rievaulx au XIIème siècle, et il commence ainsi : « Nous voici, toi et moi, et j’espère qu’entre nous deux le Christ est le troisième ». C’est ce que nous pouvons souhaiter pour chacune de nos relations, qu’elle soit habitée par la présence du Christ. Si nous lui donnons tout, si nous le mettons à la première place, si nous le préférons à tout, il n’enlève rien, au contraire, il viendra élever notre amour humain pour en faire un amour divin, le seul qui dure pour l’éternité.
Demandons-cela par la puissance de cette Eucharistie : ce sacrement est l’acte d’amour le plus parfait et le plus total qui soit, puisque Jésus s’y donne totalement, en son corps et son âme, en son humanité et sa divinité. Laissons-nous aimer par lui, pour apprendre de lui à aimer en vérité. Amen.
Abbé Gabriel Rougevin-Baville