Frères et sœurs,
Dans l’Évangile de Luc, Jésus ne perd pas trop de temps sur la terre après sa résurrection : dimanche matin il ressuscite, en fin d’après-midi il se promène avec les disciples vers Emmaüs, puis il attend que ceux-ci reviennent à Jérusalem et il apparaît à tout le monde d’un coup – c’est le texte que nous venons d’entendre. La suite est encore plus rapide : Jésus sort, les bénit et monte au Ciel. Les quarante jours qui séparent Pâque de l’Ascension sont résumés en un raccourci fulgurant et compressés en moins de 24h pendant lesquels Luc nous transmet l’essentiel de ce qui s’y déroule, en cherchant à nous transmettre, par ce raccourci, une vérité théologique et spirituelle. Il ne veut surtout pas que nous nous arrêtions là, que nous croyions que tout s’achève sur ce moment joyeux de la rencontre avec le ressuscité : il y a une suite, et Luc fait du teasing pour son volume II, qui s’ouvre immédiatement à la suite de l’Ascension : les Actes des Apôtres, que nous entendons pendant tout le temps Pascal, et dans lesquels nous voyons se réaliser la mission donnée par Jésus aux Apôtres. Et il y a comme une urgence de cette mission, que saint Luc veut nous faire ressentir avec ce raccourci chronologique : Jésus ne reste pas avec ses disciples pour prendre du bon temps, pour venir les consoler, pour un sympathique barbecue au bord du lac. Non, il revient pour attester de la vérité de la résurrection et pour les envoyer annoncer cette vérité au monde, et cette mission n’attend pas… La joie de la résurrection est réelle, mais il ne s’agit pas pour les Apôtres de se réjouir tranquillement chez eux autour d’un bon repas : cette joie ne demeure que lorsqu’elle est transmise, partagée.
Alors, cet appel à témoigner, nous le recevons nous aussi, aujourd’hui, à notre tour : nous ne pouvons pas nous arrêter simplement à la joie de la résurrection, nous ne pouvons pas nous dire que l’histoire s’arrête ici et nous en tenir à une petite joie confortable que nous vivrions entre nous. Après être passé par le mystère pascal avec le Christ, il nous faut entendre son appel à aller, nous aussi, annoncer l’Évangile. Il s’agit pour nous d’entamer nos propres Actes des Apôtres. Pourtant nous ne sommes dans la situation des douze : ils sont les témoins oculaires de la résurrection : ce même Jésus qu’ils avaient vu, entendu, touché avant sa mort, ils le voient, l’entendent et le touchent après sa résurrection, et saint Luc insiste sur la dimension incarnée de cette rencontre : « “Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai”. Après cette parole, il leur montra ses mains et ses pieds. […] Ils lui présentèrent une part de poisson grillé qu’il prit et mangea devant eux ». Jésus ne recule devant rien pour leur faire connaître avec certitude la réalité de sa résurrection des morts : c’est bien lui, il était mort et il est vivant. Mais nous, qui n’avons jamais ni vu ni touché Jésus, ni avant sa mort ni après sa résurrection, que pouvons-nous annoncer ? Nous ne pouvons pas dire comme saint Pierre, que ce Jésus, « Dieu l’a ressuscité le troisième jour [et] lui a donné de se manifester, non pas à tout le peuple, mais à des témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts ». Alors de quoi sommes-nous les témoins ?
Si nous ne pouvons attester d’une rencontre corporelle avec le ressuscité, nous pouvons en revanche témoigner de sa présence au milieu de nous, présence qui ne se manifeste pas telle quelle mais qui se fait reconnaître par ses effets. Et parmi ces effets, celui sur lequel Jésus insiste particulièrement, celui dont parlent tous les textes d’aujourd’hui sans exception, c’est le pardon des péchés. Ainsi Pierre termine-t-il son discours par cette invitation : « Convertissez-vous donc et tournez-vous vers Dieu pour que vos péchés soient effacés ». Ainsi saint Jean affirme-t-il : « si l’un de nous vient à pécher, nous avons un défenseur devant le Père : Jésus Christ, le Juste. C’est lui qui, par son sacrifice, obtient le pardon de nos péchés, non seulement des nôtres, mais encore de ceux du monde entier ». Ainsi Jésus explique-t-il que c’est de ce pardon que les Apôtres doivent être les témoins : « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. À vous d’en être les témoins ».
Frères et sœurs, être témoins du Christ ressuscité, c’est proclamer en son nom la conversion, pour le pardon des péchés, voilà ce que nous dit Jésus. Je crois que nous tenons là un point absolument fondamental, et qui explique peut-être en partie pourquoi nos églises se vident, pourquoi nos tentatives d’évangélisation sont souvent des échecs. C’est, je crois, car nous n’osons plus parler de cela, de la conversion, du pardon des péchés. Non seulement nous n’osons plus en parler, mais bien souvent nous ne voulons même plus en entendre parler. Comme le remarquait déjà Henri de Lubac, sans doute le plus grand théologien du XX° siècle, « un certain genre d’appel sans cesse réitéré à la miséricorde cache une requête inavouée : on voudrait qu’il n’y ait plus besoin de miséricorde ; il cache une révolte contre l’idée que, pécheurs, nous aurions vraiment besoin de salut ; un nouveau pharisaïsme s’arrange pour ne plus entendre parler du pardon et de la réconciliation, par exemple du sacrement de la Pénitence, parce que cela révélerait en même temps la misère et le péché. On s’autorise de la parole de Jésus : “je ne te condamne pas”, en omettant la suite : “désormais ne pèche plus” ». Ce refus d’entendre parler de notre misère, du péché, de la confession, qui est si présent aujourd’hui, est pourtant la plus grande entrave actuelle à l’annonce de l’Évangile. Si nous cessons de parler du péché, si ce pardon des péchés n’est plus au cœur de notre témoignage, alors le Christ est mort pour rien, et notre témoignage est vide. Car, comme le dit Mauriac, Jésus « a tout assumé de la nature humaine sauf le péché, et c’est pourtant le péché qui demeure le lien de Lui à nous […]. C’est pour le péché qu’Il est venu », et c’est cette Bonne Nouvelle là qu’il nous faut proclamer à temps et à contre temps, avec la même urgence qu’il y a 2000 ans, avec une urgence plus grande peut-être en cette époque où, paradoxalement, le relativisme moral va de pair avec une absence totale de toute miséricorde et de toute
possibilité de pardon dans notre société.
Alors, frères et sœurs, il ne s’agit pas pour nous de dénoncer le péché des autres. Jésus ne nous demande pas de nous transformer en d’affreux puritains grincheux qui font la morale à tout le monde. Ce qu’il nous demande c’est d’annoncer non pas le péché mais le pardon des péchés, c’est à dire de répandre la bonne nouvelle que ces péchés qui sont notre malheur et la source de tous nos maux, ils ont leur Salut en Jésus qui non seulement nous obtient le pardon du Père, mais s’en saisit même pour en faire sortir un bien plus grand. La Bonne Nouvelle, c’est que le Christ change notre regard sur ce péché qui nous enferme et nous réduit en esclavage ; la Bonne Nouvelle, c’est que nous pouvons chanter comme nous l’avons entendu dans le chant de l’Exultet, à la Vigile Pascale, cette phrase absolument scandaleuse et pourtant d’une vérité qui ne peut venir que de Dieu : « heureuse est la faute qui nous a valu un tel Rédempteur » ; la Bonne Nouvelle, c’est
que Christ a transformé le péché tragique en bonheur plus grand. Mais comment parler de cela sans parler aussi du péché ? Comment annoncer la joie de la Rédemption si nous ne comprenons pas de quoi nous avons été sauvés ? Et comment témoigner de cette joie du Salut offert gratuitement si nous ne l’acceptons pas dans nos propres vies ?
Comme le dit saint Jean, « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous égarons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous. Si nous reconnaissons nos péchés, lui qui est fidèle et juste va jusqu’à pardonner nos péchés et nous purifier de toute injustice. Si nous disons que nous sommes sans péché, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n’est pas en nous ». Si nous ne touchons pas, comme les Apôtres en ont eu le privilège, le Christ ressuscité dans sa chair, nous pouvons le rencontrer lorsqu’il déploie en nous sa puissance de ressuscité pour pardonner nos péchés : c’est pour cela qu’il est venu, c’est pour cela qu’il est mort et ressuscité, et c’est ce qu’il fait dans le sacrement du baptême et dans celui de la confession. Alors, témoigner de la résurrection, c’est d’abord vivre de cette résurrection, c’est se reconnaître à la fois pécheurs et sauvés. Si notre témoignage ne s’enracine pas dans cet acte de Salut sans cesse renouvelé en nous, alors nous n’annoncerons que nous-mêmes et un Dieu que nous avons fantasmé à notre image. Demandons la grâce, en cette Eucharistie, de savoir accueillir cette Bonne Nouvelle de la Résurrection en la laissant nous transformer, en reconnaissant notre péché, et en demandant son pardon. Alors nous pourrons sortir de cette rencontre avec la joie au cœur, et nous pourrons annoncer au monde : « c’est vrai, Il est ressuscité, et il a pardonné tous mes péchés » ! Amen
Abbé Gabriel Rougevin-Baville, Vicaire paroissial