Frères et sœurs, où en serions-nous aujourd’hui, où en serait le monde, si le Seigneur Jésus avait décidé de rester parmi ses disciples au lieu d’être enlevé au ciel ? Avouons-le, elle est étonnante cette grande fête de l’Ascension : faut-il vraiment se réjouir de ce que le Christ soit monté au Ciel dans son corps ? Y a-t-il vraiment un motif de joie dans ce qui est, malgré tout, un départ, la fin d’une certaine présence corporelle du ressuscité parmi les hommes ? Si nous nous laissons aller à rêver un peu, et à imaginer ce que serait l’Église si Jésus avait continué à se manifester à ses disciples, réunis pour la fraction du pain, nous pourrions penser que ce départ est plutôt une tragédie…. Que notre foi serait simple, nous disons-nous, si Jésus ressuscité se manifestait à nous lorsque nous nous réunissons pour prier et célébrer la messe ! Et alors que notre évangélisation serait ardente ! Et combien d’erreurs et d’errance de l’Église auraient pu être évitées si le Bon Pasteur avait continué à se révéler aux croyants et à leur enseigner les mystères du Royaume !
Pourtant, en théologie, au lieu de rêver à ce qui aurait pu se produire autrement, au lieu de faire de la « théologie fiction » en rêvant d’un autre monde, on préfère chercher ce qu’on appelle les « raisons de convenance ». C’est-à-dire que, face à une décision étonnante, voire incompréhensible de Dieu, confrontés à un événement dont nous ne comprenons pas comment il a pu être voulu par un Dieu dont nous savons pourtant qu’il fait tout pour notre plus grand bien, le théologien cherche à comprendre pourquoi un tel choix de Dieu convient : il cherche à comprendre en quoi cette action de Dieu est convenable, c’est-à-dire comment elle est sage, et du coup, comment elle nous révèle où se trouve véritablement notre bien, au-delà de nos désirs pas forcément éclairés ou ajustés. Alors, pour poser la question à la manière d’un théologien scolastique, nous pouvons nous demander : convenait-il que Jésus monte au ciel dans son corps, nous privant de cette présence corporelle qui fortifiait et rassurait la foi de ses disciples ? La réponse est oui, évidemment, puisque c’est ce qui s’est passé. Mais pourquoi ? Saint Thomas d’Aquin, le prince des théologiens, s’est évidemment posé la question, et il explique que si un tel départ de Jésus convenait, c’est parce il était plus profitable pour nous, pour notre bien, que Jésus monte au ciel dans son corps. Et comme nous pourrions avoir un peu de mal à nous contenter d’une telle réponse, il donne trois raisons qui correspondent à ce que nous avons entendu dans l’Écriture aujourd’hui ; l’ascension du Christ est convenable, elle est pour notre bien, parce qu’elle augmente notre foi, parce qu’elle relève notre espérance et parce qu’elle tourne notre amour vers le ciel.
L’ascension du Seigneur augmente notre foi, et particulièrement notre foi dans la présence du Christ en nous, parmi nous, dans son Église. Elle nous aide à croire qu’aujourd’hui encore « le Seigneur travaille avec nous », elle nous aide à croire en la promesse de Jésus d’être avec nous « tous les jours jusqu’à la fin du monde », cette promesse qui se réalise particulièrement dans l’Eucharistie qui fait de nous le Corps du Christ. Car si Jésus était resté présent dans son corps, sans doute aurait-il été plus difficile pour nous de croire que nous sommes vraiment son corps, que nous sommes le Christ dans sa plénitude. Saint Paul nous l’a rappelé avec force dans la deuxième lecture : « il y a un seul Corps et un seul Esprit » car, comme il le précise un peu avant dans la même lettre aux Éphésiens, le Père a fait de Jésus « la tête de l’Église qui est son corps, et l’Église, c’est l’accomplissement total du Christ, lui que Dieu comble totalement de sa plénitude ». Si Jésus était resté dans le monde comme une personne extérieure, que l’on peut voir et toucher, aurions-nous compris qu’il est présent en nous, qui sommes appelée à devenir un autre Christ, et en l’Église qui est vraiment son corps et non seulement par manière de parler ? Aurions-nous compris que le Christ, ce n’est pas Jésus seulement, mais que nous sommes le Christ ? Aurions-nous compris que ce nom de chrétien ne désigne pas seulement une relation interpersonnelle, un système de valeurs, de morale ou d’opinions, mais qu’il exprime notre identité profonde : non seulement nous sommes au Christ, mais nous sommes le Christ dans sa plénitude ? Sans doute notre foi avait-elle besoin que le Christ disparaisse à nos regards pour que nous sachions le voir ailleurs que dans le corps humain de Jésus, pour que nous le reconnaissions dans nos frères et dans le pain consacré.
L’Ascension du Seigneur relève alors notre espérance, car une fois notre foi renforcée dans cette présence du Christ en son Corps qu’est l’Église, nous comprenons que Jésus n’est pas monté seul aux cieux, mais qu’il y a emporté une partie de nous-mêmes. Nous comprenons que, parce qu’il est la tête et que nous sommes les membres du corps, il nous a déjà pris avec lui dans son paradis. Son départ est la réponse aux disciples, qui attendaient l’établissement du Royaume pour Israël, et qui n’avaient pas compris que ce Royaume, c’est dans les cieux qu’il devait être établi. Son ascension était alors nécessaire pour qu’ils comprennent cela, pour qu’ils réalisent que, désormais, le Royaume est déjà établi dans le ciel, puisque le Royaume c’est l’Église qui règne déjà au ciel, en son chef. Alors l’espérance des disciples est relevée, comme la nôtre, car au lieu de nous décourager devant la faiblesse, les échecs et les erreurs répétées de l’Église en marche dans ce monde, nous comprenons que la victoire sur le mal est déjà remportée, mais qu’elle se joue dans les cieux et non dans ce monde qui passe. Oui notre espérance est relevée car nous comprenons qu’en montant au Ciel, Jésus nous ouvre les cieux et nous donne accès à la véritable puissance, celle qui porte du fruit à la manière de Dieu et non du monde. Et il le fait par son Église, qui est organisée de telle manière que tout le corps rejoigne son Chef au ciel, continuer à grandir « jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la pleine connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude ». Et pour comprendre cela, il fallait que Jésus nous révèle jusqu’au bout ce à quoi nous sommes appelés, que nous sommes faits pas seulement pour ressusciter des morts mais aussi pour régner avec lui dans les cieux.
L’Ascension du Seigneur, enfin, tourne vers le ciel notre amour, notre charité. Parce que, forts de cette foi et de cette espérance, nous comprenons que notre vie n’a pas son accomplissement, sa finalité ici-bas. Cela aurait d’ailleurs peut-être été un risque si Jésus était resté parmi nous dans son corps glorieux : comme Pierre sur le mont Thabor au moment de la transfiguration, nous réjouissant de cette présence divine éclatante, nous aurions pu dire : il nous est bon d’être ici, dressons donc nos tentes et installons-nous dans cette vie terrestre où rien ne manque à notre bonheur. Mais justement, le départ de Jésus en son corps nous prive de cela, de cette présence : il manque quelque chose à notre bonheur, quelque chose que nous n’aurons qu’au ciel, il nous manque la vision de Dieu, il nous manque de pouvoir le contempler dans sa divinité et dans son humanité glorifiée, et ce manque suscite notre désir. Nous comprenons que notre vie n’a de sens que dans cet accomplissement, que dans cette étreinte corporelle et spirituelle qui durera toujours. Alors ce désir intense oriente toute notre vie, toutes nos actions, qui ne peuvent pas se passer de cette référence à notre vocation céleste.
Tout cela, pour que les disciples le comprennent après le départ de Jésus, il a fallu le don de l’Esprit pour le leur enseigner. Cet Esprit, Jésus leur avait promis en leur disant qu’il les conduirait dans la vérité tout entière. Nous aussi, avons besoin, si nous voulons croire davantage, espérer fermement et aimer en vérité, de cet Esprit de Sagesse, celui qui fait de nous des fils dans le Fils, qui nous révèle le Christ présent en nous et parmi nous. C’est ce que souhaite saint Paul au début de la lettre aux Éphésiens : « que le Père dans sa gloire, vous donne un esprit de sagesse qui vous le révèle et vous le fasse vraiment connaître ». Alors, troublés par le départ de Jésus et son absence apparente, ayant peut-être du mal à nous en réjouir, recherchant sa présence de façon plus pressante en ces temps difficiles, attendons avec confiance l’Esprit consolateur qui nous sera donné dans 10 jours. Si nous nous laissons remplir de son feu, si nous creusons par notre désir l’espace qu’il viendra habiter dans notre cœur, il nous enseignera toutes choses, il fera grandir en nous la foi, il nous fera comprendre pour quelle espérance nous avons été appelés et jusqu’où notre amour peut nous conduire. Que cette neuvaine préparatoire à la Pentecôte soit alors pour nous animée par un vrai désir de progresser, par l’Esprit, dans les mystères de la sagesse divine et dans la confiance en l’amour du Père.
Amen !
Abbé Gabriel Rougevin-Baville,
Vicaire paroissial