LA PAROISSE

Parler d’Amour…

Ve dimanche de Pâques

9 mai 2021
« Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. »

Aujourd’hui, Dieu nous parle d’amour, et il n’a pas peur de se répéter : entre la deuxième lecture et l’Évangile, les mots ‘amour’ ou ‘aimer’ reviennent 20 fois… Il semble que Jésus essaye de nous faire passer un message, et je me sens un peu obligé de vous parler d’amour. Mais ça n’est pas si simple que cela. Déjà parce qu’on ne le fera jamais aussi bien que Jésus qui a cette identité parfaite entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, entre l’amour dont il parle et celui dont il vit, qui donne une espèce d’évidence à son propos. Et le prêtre qui passe après lui est bien embêté, contraint de dire la même chose que Jésus mais en moins bien, et en étant moins crédible.

Mais s’il est difficile de parler d’amour, c’est aussi parce qu’il est partout, parce qu’on ne parle que de ça, qu’on dit tout et son contraire à son sujet, au point que plus on en parle, moins on sait de quoi on parle vraiment : en une demi-seconde, Google fournit 406 millions de pages internet parlant d’amour ; en anglais, 10 milliards. Love is everywhere, comme le dit l’introduction d’une comédie romantique bien connue. L’amour est partout, même dans le pré, tout le monde se réclame de l’amour, tout le monde prétend aimer tout le monde, tout le monde « croit en l’amour », et au nom de l’amour on peut faire aujourd’hui à peu près n’importe quoi, soutenir n’importe quelle théorie…. Au nom de l’amour, on peut même se permettre de haïr ceux qui ne pensent pas comme nous, ceux dont nous jugeons qu’ils n’aiment pas comme nous. Dans ce contexte, difficile pour nous de nous prétendre la religion d’amour… Et plus difficile encore d’annoncer un Dieu d’amour, de dire aux gens que Jésus les aime, en nous imaginant que cela va suffire à convaincre miraculeusement des foules entières (et ça n’est pas du tout ce que Pierre est en train de dire à Corneille lorsque l’Esprit Saint descend sur toute la maison : il est en train d’annoncer la mort et la résurrection du Christ, ainsi que la conversion des péchés…) !

Mais revenons à notre amour. Dans ce foisonnement de discours sur l’amour, ce qui frappe le plus, c’est qu’il est généralement vécu et évoqué comme un sentiment (autre raison pour laquelle il est difficile d’en parler : l’amour ça ne se dit pas, ça se ressent). Nous vivons dans une atmosphère saturée de cette idée romantique, touchante mais limitée, que l’amour est une émotion, une passion que l’on subit, que l’on ne choisit pas mais que l’on découvre en soi. L’amour se ressent : j’ai rencontré quelqu’un, je l’ai trouvé beau, sympa, et sa connaissance a provoqué en moi un mouvement de désir, de sympathie, d’amitié ; bref, je me découvre tout d’un coup amoureux, ou aimant, et c’est à la sincérité de ce sentiment que l’amour doit être évalué ; et tant que ce sentiment est sincère, tout est permis puisqu’on s’aime.

Or Jésus nous dit de nous aimer comme il nous a aimés, c’est-à-dire comme Dieu aime. Dieu est l’amour par excellence, c’est lui qui nous aime, qui nous apprend à aimer, qui nous rend capables d’aimer. Et l’amour de Dieu n’est pas d’abord une question de sentiment : non pas que ceux-ci soient mauvais ; ils font partie de ce que nous sommes comme êtres corporels, ils accompagnent toute notre vie et ne sont jamais à mépriser, à négliger ou a réprimer. Mais le principe même d’un sentiment, d’une émotion, c’est qu’on y est passif (c’est cela que veut dire le mot passion). C’est pour cela que l’émotion ou la passion n’est, de soi, ni bonne ni mauvaise : elle est encore en-deçà de notre liberté, de notre volonté, de notre capacité de choisir.

Or l’amour que Dieu a pour nous n’est pas un sentiment qu’il subirait passivement : Dieu ne nous a pas un jour regardé des cieux et, nous trouvant plutôt sympas, a découvert en lui une flamme ardente qui le brûlait et le laissait paralysé comme un héros romantique après avoir éprouvé le fameux coup de foudre de nos romans préférés. L’amour de Dieu fonctionne autrement : il ne s’aperçoit pas de notre bonté et de notre beauté comme si ces qualités le précédaient et provoquaient son amour. C’est lui qui crée en nous ces qualités. Dieu ne nous aime pas parce que nous sommes bons, mais nous sommes bons parce qu’il nous aime. Sa manière de nous aimer, c’est de nous rendre aimable, en nous créant bons et beaux, puis en nous sauvant, en restaurant en nous cette bonté que le péché abime, en nous donnant sa vie. Lorsque Jésus dit qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie, il parle d’abord littéralement de Dieu qui nous donne sa vie en partage, parce qu’il l’a décidé gratuitement, et pas comme une récompense que nous aurions mérité par nos bonnes actions ou nos prières assidues. L’amour de Dieu est donc actif : il décide d’aimer gratuitement. C’est un mouvement de la volonté, qu’il laisse déborder envers nous pour nous aimer en nous rendant bons, saints, aimables. Le don du Christ à Pâque exprime et réalise cet amour éternel de Dieu : le cœur de Jésus qui s’ouvre sur la croix, répandant sur le monde sa vie, sous la forme de l’eau et du sang annonçant les sacrements de l’Église, ce cœur est la version incarnée de celui du Père qui s’épanche sur nous pour nous rendre justes à nouveau, sa manière à lui de nous aimer. En cela, Jésus nous révèle, comme à des amis, les secrets du Père, c’est-à-dire le secret de son amour pour nous. Comme dit saint Bernard, « Le secret de son cœur paraît à nu dans les plaies de son corps ; on voit à découvert le grand mystère de sa bonté, cette miséricordieuse tendresse de notre Dieu ».

Alors, nous qui sommes appelés à aimer comme Jésus aime, nous ne pouvons aimer que parce qu’il nous montre comment faire ; sans lui nous ne savons pas aimer, sans lui nous ne pouvons pas aimer, ni Dieu ni les autres. Il y a deux manières de comprendre la phrase de saint Jean : « Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour ». D’un côté nous ne pouvons connaître Dieu que si nous aimons ; de l’autre, notre amour est le signe que nous le connaissons, que nous apprenons de lui ce que c’est que d’aimer, que nous recevons de lui l’amour même dont nous pouvons aimer les autres. De cet amour, je voudrai retenir trois caractéristiques qui peuvent nous aider concrètement à le répandre sur la terre : c’est un amour qui se décide, qui est intelligent et en acte.

  • D’abord, l’amour se décide : nos sentiments, encore une fois, ne sont pas à mépriser, ils nous disent quelque chose de nous-mêmes, mais ce qui compte c’est ce que nous en faisons. En d’autres termes, tomber amoureux, ça n’est pas encore aimer, car on aime vraiment quand on a décidé d’aimer. Et on peut décider d’aimer même ceux pour qui nous n’éprouvons pas de sentiment particulier : je peux aimer, parce que je peux décider de l’aimer, ce voisin qui m’agace, ce frère qui m’a blessé, ce prêtre insupportable, le bourreau qui me persécute… Je peux l’aimer, non pas en essayant de créer en moi un sentiment d’amour, mais en choisissant d’aimer, en aimant concrètement.
  • La conséquence, c’est que l’amour s’exprime avant tout dans des actes, pas dans des sentiments. Autrement dit, ça n’est pas le tout de parler d’amour ou de le ressentir, il faut le faire… L’amour n’est vrai et divin que lorsqu’il s’incarne dans notre vie concrète, dans des actes particuliers qui sont autant de manière pour nous de choisir d’aimer en donnant notre vie en réalité, et pas seulement par des pieux sentiments et des paroles doucereuses. Donner sa vie, ça n’est pas forcément mourir de manière sanglante : c’est s’en déposséder, renoncer au mouvement qui nous pousse à la refermer sur elle-même, à la garder pour nous-mêmes. Comme dit François Mauriac, « l’amour n’est jamais de tout repos », et, qu’il soit un amour conjugal, un amour d’amitié, un amour familial, il ne se vit jamais pleinement sans un vrai renoncement qui nous coûte tout en nous laissant plus parfaitement comblés que toutes les fermetures pourtant plus faciles en apparence. Et encore une fois, cet amour en acte est plus vrai que tout sentiment d’amour ou d’amitié : même celui pour qui le seul sentiment que j’éprouve est la colère ou l’agacement, je peux décider de l’aimer en posant envers lui des actes de charité concrète qui seront plus vrais et autrement plus significatifs que les sentiments que je peux bien éprouver.
  • Enfin, l’amour doit être intelligent : pour comprendre quels sont ces actes de charité qui me permettent d’aimer vraiment, et parce qu’aimer, c’est vouloir le bien de celui qu’on aime, notre amour est vrai à la mesure de la compréhension que nous avons de ce bien. Si notre vrai bonheur est en Dieu, c’est à la lumière de ce but que notre amour doit s’orienter. Donc, pas d’amour sans vérité : amour et vérité s’embrassent dit le psaume. C’est Dieu qui nous enseigne la vérité sur Lui et sur l’homme, et c’est à la lumière de cette vérité que nous comprenons comment diriger notre manière d’aimer vers le vrai bien qu’il est pour nous. Et donc, encore une fois, ce ne sont pas les sentiments ou notre sincérité qui font que nous aimons bien, que nous aimons comme Dieu : on peut aimer sincèrement et aimer très mal, car notre amour est divin, est bon, lorsqu’il est dirigé vers cette fin, lorsqu’il est éclairé par l’enseignement que Dieu nous donne par l’Église sur ce qu’est le bien de l’homme.

Cette capacité d’aimer vraiment, intelligemment et volontairement, nous la puisons dans l’Eucharistie, sacrement de la charité. C’est en communiant à ce sacrifice parfait, acte d’amour par excellence, que nous sommes rendus capables d’aimer à notre tour comme Jésus nous a aimés. Approchons-nous donc de l’autel du Seigneur en lui offrant nos cœurs pour qu’il les ouvre à cette blessure de l’amour qui nous fera sortir de nous-mêmes pour donner notre vie à nos frères.

Amen !

Abbé Gabriel Rougevin-Baville,

Vicaire paroissial