« Demeurez en moi comme moi en vous », voilà la demande que nous adresse le Christ aujourd’hui. Est-ce un ordre ? un conseil ? Plutôt une supplication, je crois, presque une prière, en tout cas une requête amoureuse : d’ailleurs le verset qui suit immédiatement l’évangile d’aujourd’hui, mais que le découpage liturgique n’a pas cru bon de retenir, Jésus poursuit : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour ».
Cette invitation à demeurer, elle parcourt tout l’Évangile de Jean, et Jésus ne cesse de l’employer à tous les instants de sa vie. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui » ; « L’esclave ne demeure pas pour toujours dans la maison ; le fils, lui, y demeure pour toujours » ; « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » ; etc. Cette invitation a d’ailleurs tellement marqué saint Jean qu’il la reprend à son compte dans son épître, comme nous venons de l’entendre : « Celui qui garde ses commandements demeure en Dieu, et Dieu en lui ». Il se joue ici quelque chose de fondamental pour Jésus, et dont il a transmis le souci à ses apôtres : nous sommes appelés à demeurer en Dieu, et à laisser Dieu demeurer en nous. Comme dit le pape François, « voilà la vie chrétienne, demeurer en Jésus, ne pas se détacher de lui ».
Alors, c’est très joli, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire qu’il peut, et qu’il est appelé à y avoir, dans notre vie, une présence de Dieu en nous qui est aussi une présence de nous en Dieu. En théologie, on a donné à cette présence un nom qui est fondamental dans toute l’histoire du christianisme, qui est au cœur de notre foi, et que nous avons un peu perdu de vue : on l’a appelé la grâce. La grâce, c’est la présence de Dieu en nous, c’est la vie de Dieu en nous, c’est ce qui fait que Dieu habite en nous, et, tout en habitant en nous, nous surélève, nous dépasse tellement, est tellement au-delà de nous, que l’on peut dire aussi que nous habitons en lui. Pour mieux comprendre ce que c’est que cette grâce, Jésus nous donne l’image de la vigne.
Dans cette image, Jésus est la vigne, et nous sommes les sarments, c’est-à-dire les branches. Quant à la grâce, c’est en quelque sorte la sève de cette vigne. Et la sève de la vigne, c’est comme notre sang, c’est un peu la vie de ce qui est vivant : la sève c’est la vie de la vigne, et la grâce c’est la vie du Christ. C’est cette grâce, cette sève, qui fait que nous sommes en Jésus et qu’il est en nous : nous l’avons reçue au baptême, elle coule dans nos veines, et par elle nous sommes greffés sur la vigne, nous appartenons à la vigne, nous sommes dans la vigne ; et en même temps, cette sève est la vie de la vigne, donc elle est ce qui est le cœur battant de la vigne, elle est comme la vigne elle-même, et sa présence en nous, c’est la présence de toute la vigne.
Cette grâce, cette vie de Dieu en nous, c’est ce que nous avons perdu par le péché originel, et c’est ce que le Christ, par son incarnation, sa mort et sa résurrection, nous a rendu. Elle nous est donc donnée principalement dans les sacrements, qui nous transmettent les effets du mystère pascal de Jésus. On dit que les sacrements sont les moyens ordinaires de la grâce, c’est-à-dire la manière dont Dieu donne habituellement la grâce. Ainsi la grâce nous est donnée au baptême comme une semence de cette vie divine ; elle est accomplie et menée à sa perfection dans le sacrement de confirmation ; la confession restaure en nous cette grâce que nous pouvons perdre ou amoindrir par le péché ; enfin, le sacrement de l’eucharistie, source et sommet de notre vie, vient fortifier cette vie en nous, et lui permet de porter des fruits, qui sont essentiellement des fruits d’amour, des fruits de charité, de communion avec Dieu et entre nous.On comprend l’importance d’une expression qui est devenue malheureusement un peu désuète, alors qu’elle exprime bien cela : c’est l’état de grâce. Demeurer en état de grâce, c’est rester greffé sur la vigne, c’est laisser couler dans ses veines cette sève qui est la vie du Christ, qui nous assure que nous sommes dans le Christ et que le Christ demeure en nous. Si nous perdons cette grâce, si nous nous détachons du Christ, nous ne sommes plus irrigués par cette vie, nous ne comptons plus que sur nous, et nous devenons tout secs : des petits cathos bien secs. Mais si nous restons branchés, greffés sur le Christ, alors sa vie coule en nous, et c’est elle qui nous permet de porter du fruit : « De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. […] Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire ». Et si nous portons du fruit, alors le Père qui est le vigneron, peut prendre soin de nous : il nous taille, il nous émonde, il nous purifie, parfois ça pique un peu, mais c’est ce qui nous permet de grandir, de croître, de porter des fruits plus nombreux et plus beaux. Si ces fruits sont si beaux, c’est parce qu’ils sont l’œuvre de Dieu en nous mais aussi avec nous.
Alors, on perçoit difficilement cette grâce en nous : la réponse la plus juste à la question de l’état de la grâce en nous, c’est celle de Jeanne d’Arc, à qui ses juges demandent au cours de son procès, si elle estime être en état de grâce. Sa réponse : « Si je n’y suis pas, que Dieu m’y mette ; si j’y suis, que Dieu m’y garde ». Car évidemment, cette grâce, par définition, est gratuite, et s’il est en notre pouvoir de la perdre, il appartient à Dieu seul de la donner. Et comme cette grâce est présence de Dieu en nous, elle échappe à nos sentiments, à notre perception intellectuelle. Mais ce à quoi nous pouvons être attentifs en revanche, c’est aux fruits que cette grâce vient faire pousser dans notre vie. Dans les textes que nous avons entendus, il est question de deux principaux fruits de cette présence de la grâce en nous :
– La certitude que notre prière est exaucée : « Quoi que nous demandions à Dieu, dit saint Jean, nous le recevons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que nous faisons ce qui est agréable à ses yeux ». Et Jésus ne dit pas autre chose : « Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez tout ce que vous voulez, et cela se réalisera pour vous ». Ce n’est pas que Dieu ne nous exauce que si nous sommes bien gentils et bien sages : c’est plutôt que la grâce nous connecte au cœur de Dieu, qu’elle est le sang qui coule dans nos veines et dans les siennes, et qu’évidemment cela nous donne un lien privilégié avec Dieu qui nous donne à la fois la compréhension de ce que Dieu veut nous donner et cette certitude d’être exaucés. Un des effets de la grâce, c’est qu’elle nous rend gracieux, agréables à Dieu : elle rend notre âme belle, et du coup capable de se tenir en présence de Dieu pour lui présenter nos prières.
– L’amour en acte : « Petits enfants, n’aimons pas en paroles ni par des discours, mais par des actes et en vérité. Voilà comment nous reconnaîtrons que nous appartenons à la vérité ». Nous les cathos, nous sommes très forts pour parler d’amour, pour dire que « Dieu est amour » en espérant que cela va convaincre les gens, mais parfois nous transformons cela en slogan, d’autant plus que notre vie est dans une totale incohérence avec ces belles affirmations. Si nous sommes greffés sur la vigne, nous pouvons aimer vraiment, c’est-à-dire aimer en acte : le monde croit qu’aimer, c’est éprouver des sentiments, et que c’est la sincérité de ces sentiments qui fait la vérité et la beauté de l’amour. C’est un piège redoutable dans lequel nous précipite à peu près tous les romans, tous les films, toutes les séries Netflix. Mais aimer ce n’est pas être amoureux, ce n’est pas éprouver des sentiments. Aimer en vérité, c’est aimer comme le Christ nous a aimé, c’est donner sa vie, concrètement, en acte, pas en projets ou en vagues velléités.
Alors, frères et sœurs, si nous ne voulons pas être des petits cathos trop secs, nous pouvons nous interroger sur ces deux points, sur ces deux fruits de la grâce dans nos vies. D’abord, interrogeons-nous sur notre prière d’intercession : est-ce que je demande des choses à Dieu, avec la certitude d’être exaucé ? est-ce que je prie pour les autres, pour moi-même ? Et si non, peut-être est-ce parce que je me suis finalement un peu déconnecté de Jésus, qui nous invite à prier sans cesse, à demander pour recevoir ?
Ensuite, interrogeons-nous sur notre vie de charité, pas en discours, pas en sentiments, mais en acte : qu’est-ce que je fais pour aimer concrètement ceux qui m’entourent ? Mon épouse, mon époux ? Mes enfants, mes parents ? mes amis, mes collègues de travail ? quels actes concrets est-ce que je pose pour les aimer ? Comment est-ce que je donne ma vie pour eux ?
Nous célébrons l’Eucharistie qui est action de grâce, c’est-à-dire plus qu’un remerciement : cette grâce que Dieu nous donne et qui nous rend capable de lui présenter une offrande qui lui soit agréable, nous la retournons vers lui avec nos prières et nous louanges. Unissons-nous de tout notre cœur à cette action de grâce, pour que nous demeurions en Jésus, qu’il demeure en nous, et qu’avec lui nous portions du fruit en abondance.
Amen !
Abbé Gabriel Rougevin-Baville,
Vicaire paroissial