LA PAROISSE

Le sacrifice qui plaît à Dieu

Homélie Carême III B

28 fév. 2021
Frères, si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?

Frères et sœurs, je ne sais pas si vous avez vu l’excellent film Diplomatie. André Dussollier y interprète le consul de Suède, intervenant auprès du gouverneur allemand de Paris, en 1945, pour tenter d’empêcher que les allemands ne détruisent entièrement la capitale dans leur défaite. Je sais qu’il peut exister une rivalité entre Toulouse et Paris, mais même un toulousain de mauvaise foi admettra que détruire Paris eût été une catastrophe, au moins sur le plan artistique. Bref, toujours est-il que le consul est dans le bureau du gouverneur, et essaye de lui faire renoncer à obéir aux ordres d’Hitler. Il remarque une gravure représentant le sacrifice d’Isaac, et dit à l’allemand : « Vous me faites penser à Abraham. Quand Dieu lui ordonne de tuer son fils, Abraham obéit. Il aiguise son couteau, construit un autel, lève son bras pour sacrifier Isaac, sans s’attendre à ce que Dieu intervienne au dernier moment. Comment peut-on justifier une chose pareille ? ». Le gouverneur répond : « En prétendant qu’il faisait la volonté de Dieu ou qu’il craignait sa colère ? ». Et le consul reprend : « Mais vous passez à côté de la vraie question, qui est : quel enfant voudrait d’un tel père ? ».

Ce récit du sacrifice d’Isaac n’a pas fini d’interpeller et de déranger. Effectivement, quel enfant voudrait d’un tel père, et quel fidèle voudrait d’un tel Dieu qui donne des ordres aussi inhumains. Pourtant c’est une lecture un peu rapide qui nous fait croire que Dieu requiert la mort d’Isaac. En réalité, Dieu demande un sacrifice, oui, il demande qu’Isaac lui soit offert, mais d’où vient que, pour Abraham comme souvent pour nous, offrir en sacrifice signifie tuer ou détruire ? Les sacrifices d’enfants, qui sont une coutume des plus fréquentes dans le Moyen-Orient de l’époque de l’Ancien Testament, sont justement ce dont Dieu, patiemment, libère son peuple. Alors comment comprendre ce récit ?
Nous avons été avertis dès le début du récit : ce qui arrive est une épreuve à laquelle Dieu soumet Abraham, ni plus ni moins. Et lorsque Dieu met à l’épreuve, c’est pour que l’homme se connaisse. Abraham, lui, ne sait pas encore de quoi il s’agit, il ne sait pas que c’est une épreuve : il reçoit cet ordre divin, que l’on peut comprendre en deux sens, car le verbe hébreu que nous traduisons « offrir en holocauste » signifie littéralement : « élève, fais monter ». Alors, soit Isaac est la victime du sacrifice, soit Abraham doit faire monter le fils avec lui pour un sacrifice. Mais comment Abraham comprendra-t-il cet ordre ? Il sait, d’un côté, que toute la promesse que Dieu lui a faite est liée à la vie de son fils : Isaac est le fils par qui doit s’accomplir la promesse que Dieu a faite, non seulement de donner à Abraham une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel, mais aussi que soit bénie par lui toute l’humanité. Mais Abraham sait aussi que Dieu lui a toujours demandé des choix radicaux, des séparations radicales pour ne pas s’approprier quoi que ce soit. Il est donc mis à l’épreuve sur le don qu’il a reçu. Et alors que le premier appel de Dieu, le premier ordre donné par Dieu lui demandait d’abandonner son passé en quittant sa terre et ses parents, il lui est demandé ici d’abandonner son futur.
Alors Abraham se met en route, il emmène son fils, et on imagine le déchirement intérieur qui le traverse. Alors qu’il s’apprête à immoler Isaac, l’intervention de l’ange renverse son attitude, et nous permet de comprendre le but de l’épreuve. Maintenant, Dieu sait ce qu’il voulait savoir : qu’Abraham est un craignant Dieu, de cette crainte religieuse qui prend au sérieux. Mais cela ne veut pas dire qu’il avait bien compris l’ordre divin, et ce qui suit est l’accomplissement de l’autre sens de cet ordre : Abraham offre un sacrifice sur la montagne en présence de son fils, il l’a fait monter pour un sacrifice qui n’est pas celui d’Isaac. Et alors que nous imaginions la victime à partir d’Isaac, donc comme un agneau, symbole du fils, la victime pourvue par Dieu est un bélier, symbole du père. Ce que Dieu demande d’offrir est le symbole de la paternité : c’est sur la paternité que portait la demande. Autrement dit, Dieu ne demandait pas tant à Abraham de sacrifier son fils que de sacrifier sa paternité. Cette promesse que Dieu lui avait faite et qui passait par Isaac, il lui fallait s’en déposséder : lorsque Dieu dit « tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique », le texte hébreu dit littéralement : « tu n’as pas retenu ton fils ». Le sacrifice qui était demandé à Abraham était un sacrifice intérieur, c’était l’abandon de toute tentative de retenir la promesse de Dieu, d’en faire sa possession : le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé, un cœur contrit.
L’homme a, dès l’origine, été tenté de s’approprier les promesses de Dieu, de mettre la main sur leur réalisation, de les maîtriser. C’est d’ailleurs une des explications du péché originel : Dieu voulait faire de l’homme un Dieu, par adoption, et l’homme décide de faire les choses à sa manière, de prendre un raccourci, de mettre la main sur le projet de Dieu comme il met la main sur le fruit défendu. Or si la promesse est un don, si la grâce est, par définition, un don gratuit, elle cesse d’exister dès lors qu’on se l’approprie comme un dû. Et cette tentation est bien souvent la nôtre : nous avons reçu à notre baptême la promesse de la vie éternelle, la promesse du bonheur qui s’appelle sainteté, mais ne sommes-nous pas tentés de mettre la main sur cette promesse ? Ne cherchons-nous pas trop souvent à maîtriser la promesse de Dieu, à nous faire nous- mêmes les maîtres et les organisateurs de sa réalisation ? Ne cherchons-nous pas à prendre des raccourcis, à forcer les choses, à nous approprier le bonheur promis comme un dû ?
En cette deuxième grande étape de notre carême, il nous est peut-être demandé de faire le sacrifice de cette volonté de maîtrise, de cette volonté de puissance. Comme Abraham, nous avons un sacrifice à faire : pas celui de la promesse, promesse de bonheur, de sainteté, mais celui de notre prise de possession sur cette promesse. Et comme cela nécessite pour Abraham le sacrifice symbolique du fils qu’il s’était approprié et dont il maîtrisait la destinée, comme il y a pour tout parent un moment où il doit faire le « deuil de l’enfant idéal », comme les apôtres ont dû faire le deuil d’un Messie libérateur politique pour reconnaître le Messie crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les païens, peut-être sommes-nous invités aujourd’hui à faire le deuil de notre bonheur et de notre sainteté idéale, celle que nous fantasmons et projetons mais qui n’est que le fruit de notre désir de tout maîtriser de notre existence. Si nous offrons ainsi, comme en sacrifice, notre bonheur idéal, nous pouvons nous ouvrir à recevoir le bonheur que Dieu veut pour nous. Et cette sainteté, parce que ce ne sera plus la nôtre mais celle de Dieu avec nous, dépassera en grandeur et en bonheur tout ce que nous pouvions imaginer. « Frères, si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? »
Frères et sœurs, Dieu veut tout nous donner, mais pour que nous puissions recevoir ce « tout » qui dépasse nos désirs et nos attentes, il faut accepter de passer par la croix, d’y offrir en sacrifice toute nos volontés de puissance et de maîtrise. C’est ce que nous pouvons faire, dès aujourd’hui, dès maintenant, car l’Eucharistie que nous célébrons est l’unique sacrifice qui peut recevoir tous les nôtres, le sacrifice du Fils qui a donné sa vie pour que nous puissions nous offrir avec lui, et recevoir du Père la vie éternelle. Amen.

Abbé Gabriel Rougevin-Baville, Vicaire paroissial