Frères et sœurs, dimanche dernier, Jésus s’éloignait, mais aujourd’hui, Jésus s’approche. Dimanche dernier, il s’écartait pour ne pas être saisi et approprié, pour ne pas être réduit à la mesure de nos désirs et de nos problèmes. Aujourd’hui, nous dit le texte de l’Évangile, Jésus est saisi, saisi de compassion. Dimanche dernier, il échappait à la foule qui le cherchait, mais aujourd’hui il étend la main et touche le lépreux qui est venu auprès de lui.
Pourtant, un lépreux, au temps de Jésus, il n’est pas quelqu’un qu’on a envie d’approcher. Et la description des gestes barrières imposés aux lépreux par les prescriptions du lévitique résonne particulièrement en ce temps de pandémie. Nous l’avons entendu, ils devaient se couvrir le visage, se tenir à distance, habiter à l’écart, ils devaient crier « impur ! impur ! » pour avertir les autres de ne pas s’approcher trop près, de respecter cette distanciation – qui était plus asociale que sociale. Après sa purification, il devait observer une demi-quatorzaine. Heureusement qu’on n’avait pas encore inventé le gel hydro-alcoolique, sinon le parallèle aurait été parfait. Vous l’aurez compris, la lèpre conduisait à un isolement, à une rupture des relations sociales dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences dramatiques que cela peut provoquer chez l’homme. Considérée comme le châtiment divin, comme le signe du péché qui exclut de la communauté, la lèpre était l’impureté par excellence, ce dont il ne fallait surtout pas s’approcher de crainte de devenir à son tour impur. En plus donc de la maladie qui défigurait l’homme et faisait pourrir sa chair, en plus de l’isolement social qui le mettait au ban de la communauté, le lépreux était intouchable, indésirable, considéré comme frappé par Dieu à cause de ses péchés. Son impureté était une honte et une humiliation, ajoutant à l’isolement social une solitude morale et spirituelle.
Et c’est cet isolement que Jésus, qui décidément ne fait jamais rien comme tout le monde et rarement ce qu’on attendrait de lui, vient rompre. En touchant le lépreux, en se laissant d’abord toucher, émouvoir par lui, Jésus déroge lui-même aux prescriptions juridiques. Lorsque Jésus voit la maladie, l’impureté de l’homme, il compatit, c’est-à-dire qu’il souffre avec lui. Le cœur de Jésus se laisse atteindre, toucher par ce qui devrait provoquer le dégoût, par ce qui devrait le repousser, et ce d’autant plus qu’il est, par excellence, l’homme pur, sans défauts ni péché.
Frères et sœurs, nous sommes tous des lépreux. Pas parce que nous nous couvrons le visage et que nous nous tenons à distance les uns des autres, mais parce que la lèpre de l’âme c’est le péché qui nous blesse tous. Comme la lèpre est un pourrissement de la chair, le péché fait pourrir notre âme : il lui fait perdre la bonne odeur du Christ qu’elle devrait répandre, il lui fait perdre sa beauté et son intégrité (je vous épargne les blagues de mauvais goût sur les lépreux). Comme la lèpre, le péché est contagieux, car si l’âme qui s’élève élève le monde, celle qui s’abaisse entraîne le monde avec elle, tant la solidarité entre les hommes est étroite. Comme la lèpre, le péché nous isole, car il introduit une rupture ou un déséquilibre dans nos relations, avec Dieu comme entre nous. Et c’est cet isolement que Jésus vient rompre : en voyant notre misère, en voyant cette lèpre qui défigure notre âme et l’empêche de refléter l’image de Dieu, il est saisi de compassion et il s’approche, il vient nous toucher et nous dire : « je le veux, sois purifié ».
Mais si Jésus peut s’approcher et purifier le lépreux, c’est parce que celui-ci est venu à lui. S’il peut se laisser émouvoir par sa condition, c’est parce que le lépreux a osé franchir la distance que lui imposait sa maladie, c’est parce qu’il a laissé de côté la honte que faisaient peser sur lui les prescriptions juridiques et les regards des autres, et surtout parce qu’il a accepté d’exposer son impureté aux regards de celui qui est la pureté même. Autrement dit, le lépreux a été capable de changer de regard sur son impureté : elle n’était plus ce qui l’éloignait de Dieu et des hommes, elle était au contraire ce qui pouvait attirer le Seigneur, ce qui pouvait le faire approcher.
Alors, je crois qu’il nous faut opérer ce changement de regard sur notre lèpre, sur notre propre péché, et y voir, non pas ce qui éloigne Dieu de nous, mais ce qui lui permet de s’approcher de nous. Notre péché ne nous éloigne de Dieu que dans la mesure où nous refusons de le lui présenter humblement pour qu’il se laisse émouvoir et pour qu’il compatisse. Il ne nous éloigne de Dieu que si nous succombons à la grande tactique du diable, qui ne cherche pas tant à nous faire pécher qu’à profiter de ce péché pour nous éloigner de Dieu, soit par la honte, soit par l’orgueil. C’est le diable qui se sert du péché pour nous maintenir dans une distance qui n’est pas le fait de Dieu. Car, comme le fit François Mauriac, « Lui qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu, c’est trop peu dire qu’Il ne nous méprise pas à cause de nos péchés. Il a tout assumé de la nature humaine sauf le péché, et c’est pourtant le péché qui demeure le lien de Lui à nous […].
Je n’oserai dire que c’est ce qu’Il aime en nous, car c’est notre repentir qu’Il aime, et Il hait le péché, mais c’est pour le péché qu’Il est venu, et c’est souvent par cette blessure secrète, par cette faille au plus caché de l’être, qu’Il fraye sa route à travers un pauvre cœur […]. Nous, nous ne céderons pas au mépris de nous-mêmes. Nous ne croirons jamais qu’il ne peut plus y avoir de pardon pour nous. Cette chair dont nous sommes si honteux parfois, et qui ne cesse de nous humilier, c’est elle pourtant qui a fait de chacun de nous le frère du Seigneur ». Le lépreux l’a bien compris, et cette impureté dont il est si honteux, cette impureté qui est son humiliation quotidienne, il en fait l’appât qui attire Jésus si près de lui qu’il peut le toucher et le guérir, et le rétablir ainsi dans la communion avec Dieu et avec la communauté des croyants.
Alors, frères et sœurs, nous entrons cette semaine dans le grand combat du Carême, temps de purification par excellence. Outre les efforts que nous pourrons choisir dans les domaines de la prière, du partage et du jeûne, peut-être sommes-nous invités en ce dimanche à profiter de ce Carême pour opérer cette transformation de notre regard sur le péché, et peut-être à redécouvrir autrement le sacrement de la réconciliation. Car c’est en confessant notre péché que nous pouvons changer de regard sur lui, c’est en l’exposant au regard même de Jésus que nous pouvons sortir de cet enfermement sur notre même, sur notre honte et notre orgueil, pour entrer dans une autre perspective, celle de Dieu qui est venu pour les pécheurs et non pour les justes. Amen.
Abbé Gabriel Rougevin-Baville, Vicaire paroissial