LA BASILIQUE

En foule

Toussaint

« J’ai vu une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer. » Comme nous aimerions aujourd’hui être une Église avec des foules immenses ! Les foules exercent toujours une fascination, en même temps qu’une inquiétude. Elles semblent détenir la force comme la vérité. Le succès de masse appelle le succès (tel livre vendu à tant de millions d’exemplaires, tel film qui bat le record des entrées, tel musicien qui réunit des foules à ses concerts, pour un spectacle de rue) et semble porteur d’une ratification divine. Vox populi, vox Dei. Mais Jésus, Verbum Dei, n’a pas eu un tel succès !

 

« Voyant les foules. » Jésus désire un peuple nombreux dans le Royaume, mais ce n’est pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix. Quel est le principe qui agrège les hommes en foules aussi fascinantes qu’inquiétantes ? Quel est ce principe qui fait des foules dont le Christ n’en veut pas ? On sait leur impulsivité et leur versatilité, on sait la violence qui peut les habiter et le conformisme qu’elles adoptent. On a mis en évidence leur docilité et leur soumission au meneur qui se présente. Ce qui agrège les hommes en foules et en foules parfois odieuses, c’est souvent un désir de pouvoir et de possession. Soif d’un pouvoir total accessible par la fusion avec les autres. Cette agrégation à la foule dissout, temporairement, dans une masse confortable, dans une unité et une unanimité exclusives de toute différence. L’on devient un atome de cette foule qui se meut selon l’occasion qui la constitue. Sentiment de puissance sur soi et sur les autres. C’est la foule unanime de Babel qui s’enivre de sa puissance. Et l’ivresse du nombre tient lieu de raison. La dimension sociale de l’humanité présente un risque de perversion et de négation des personnes dont l’histoire a montré nombre d’exemple.

« Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et Il les enseignait. » Le Christ s’est adressé aux foules sans vouloir les manipuler ou les utiliser. Il leur a tenu un langage qui refuse toute confusion. Il les enseigne. Il s’adresse de manière à désamorcer tout malentendu. Heureux les pauvres ! Heureux les doux ! Heureux ceux qui pleurent ! Heureux les artisans de paix ! Heureux les persécutés ! Nous sommes loin de l’exaltation de la puissance qui fascine tant et constitue les foules. Jésus inaugure un Royaume des Cieux paradoxal. Là, ce qui rend heureux, ce qui fait être soi-même, ce n’est pas l’abondance mais le manque. Ce n’est pas le souci de soi mais celui de l’autre. Sur le chemin du Royaume, le dépouillement conduit à la plénitude, l’oubli de soi à la vérité. Il ne faut pas s’étonner alors que le Christ fut abandonné par les foules dès que son enseignement parut trop dur, ou que les risques devinrent trop grands.

« J’ai vu une foule immense… Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » Il y a une foule mais elle ne s’est pas constituée sur l’amour du pouvoir. Les Saints célébrés en ce jour ont passées la grande épreuve. Cela désigne d’abord, et de manière exemplaire, les martyrs, ceux qui comme St Saturnin, ont préféré ne pas céder à la volonté de la foule de les absorber et en ont subi la violence. Ce sont aussi tous les autres qui surmontent intérieurement la violence des conformismes sociaux pour choisir intimement le Christ, pour vivre la folie des Béatitudes. La grande épreuve est alors celle de la pauvreté et de la douceur spirituelles. Il s’agit de croire que pauvreté, compassion, pureté, douceur, pardon, justice et paix sont chemins de vie et de joie. C’est une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Cette foule n’est pas uniformité, ils sont ensemble en étant eux-mêmes dans une diversité pacifiée. Ils se tenaient debout devant le Trône. Ils sont des êtres libres car ils servent le Dieu qui libère. Grands ou petits, connus ou inconnus, hier et aujourd’hui, ils sont infiniment plus nombreux que nous ne l’imaginons ceux qui empruntent ces chemins à la suite du Christ.

Puissions-nous marcher sur le chemin des Béatitudes afin de nous joindre à cette foule immense que nul ne peut dénombrer car c’est ensemble que nous vivrons dans les siècles des siècles.